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4 décembre 2014 4 04 /12 /décembre /2014 14:50

Suite des extraits de Désert solitaire d'Edward Abbey avec ce récit d'un bivouac au fond de Glenn Canyon, avant que le barrage du lake Powell n'engloutisse tout. Une sorte de requiem pour la nature sauvage et la vie simple. Un des chapitres les plus réussis du livre.

 


Le fleuve continue tranquillement à nous emporter. Le canyon se remplit d'ombre et de fraîcheur. Le ciel devient d'un bleu plus profond et plus sombre lorsque le soleil finit de briller sur les dômes, les clochetons et les dos d'éléphant du grès Navajo, au-dessus des Wingate Cliffs. Nous commençons à penser au repas et à chercher un campement pour la nuit.

 

Apercevant une plage de sable blanc, adossée à une bordure de jeunes saules verts, nous sortons nos avirons et pagayons vigoureusement dans sa direction, à travers le courant. (...) Lorsque nous sommes près de la plage, je saute et marche dans l'eau jusqu'à la rive en traînant les deux canots sur le sable. Nous les attachons à un bouquet de saules, déposons notre chargement et nous préparons à camper. Mon sac de couchage est un peu mouillé, mais tout le reste, bien enveloppé dans de la toile goudronnée, est sec ; à l'heure du dîner, notre plaisir et notre satisfaction sont aussi grands que notre appétit.

 

C'est une ravissante soirée, calme et généreuse. Nous faisons un petit feu de bois mort (du bois de saule) et nous nous concilions les dieux du fleuve et du canyon avec un encens de fumée de bois, offrande qui plaît à ces êtres impalpables ; quant à nous, adorateurs de choses moins élevées, nous faisons frire et mangeons nos haricots, notre corned beef et nos œufs bien réels. Un repas frugal, certes, mais la meilleure des sauces est la faim. Ce repas nous semble à nous un rien meilleur que ce qu'on peut trouver chez Sardi ou Delmonico. Et nous avons n'avons pas de mal à trouver de la place pour nos jambes

 

Nous faisons le café avec l'eau du fleuve. Nous en puisons toute une boîte entre les rochers et la laissons reposer pour que la vase ait le temps de se déposer au fond. Pour nous distraire, nous avons le murmure du fleuve, le bruit des cigales et des batraciens, le spectacle des engoulevents qui plongent dans le soir pour engouler des insectes. Nous nous asseyons ensuite près du feu et, jusqu'à ce qu'il s'éteigne, nous écoutons, fumons, analysons des problèmes socio-économiques.

 

           - Ecoute-moi bien, Newcomb, je dis, trouves-tu normal que toi et moi soyons dans ce monde sauvage, et risquions nos vies dans des épreuves indicibles, et qu'au même moment nos femmes et ceux que nous aimons se prélassent, là-bas, à Albuquerque, jouissant des multiples conforts, avantages et luxes de la civilisation américaine, urbaine, moderne, du vingtième siècle ?
           - Oui, il dit.

 

Je retape le feu et j'étends mon sac de couchage au-dessus des flammes, sur une branche de saule. Je fume ainsi bel et bien mon sac. Quand il est prêt, je creuse deux trous peu profonds dans le sable, l'un pour les os des hanches, l'autre pour les omoplates, j'étale le sac de couchage et je me couche. Ralph, aussi placide qu'un juge féroce , dort déjà profondément. Quant à moi, je choisis d'écouter quelque temps le fleuve, d'éveiller en moi des pensées de fleuve, avant de rejoindre la nuit et les étoiles.

 

Edward Abbey, Desert solitaire, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs n°228,  p. 227-229

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