En sécurité dans ce monde

Dernier extrait du livre de Cheryl Strayed, Wild.

C'est le moment existentiellement charnière où le chemin fini par accomplir son lent travail d'érosion et déplacer ou débloquer les choses.

Un moment - vérité qui m'a manqué dans le film, sans doute parce que c'est bien plus difficile à rendre en image qu'avec des mots.

« Qu'est-ce qu'il peut bien faire en ce moment ? » Cette question me venait parfois à l'esprit, bien que je sois incapable d'y répondre. Je ne savais rien de la vie de mon père. Il était là, invisible, comme une bête dans les bois ou un feu si lointain qu'on n'en aperçoit que la fumée.

Mon père, l'homme qui ne m'avait pas élevée. Quand j'y songeais, ça me fascinait. Chaque fois. De toutes les choses pénibles qui m'étaient arrivées, le fait qu'il n'ait pas su m'aimer comme il l'aurait dû était la plus inconcevable. Mais, ce soir-là, alors que je regardais tomber la nuit pour la cinquantième fois sur le Pacific Crest Trail, j'ai pris conscience qu'il ne méritait pas autant d'attention.

Il y avait tellement de choses plus fascinantes dans le monde.

Une digue s'est rompue en moi. Comme si j'ignorais que je pouvais respirer et que je venais de prendre ma première bouffée d'air. Je me suis mise à rire et, une seconde plus tard, j'ai fondu en larmes pour la première fois depuis le début de ma randonnée. J'ai pleuré, pleuré, pleuré. Pas de joie, ni de tristesse à cause de ma mère, de mon père ou de Paul. Je pleurais parce que je me sentais riche. Riche de ces cinquante et quelques terribles journées sur le PCT et des neuf mille sept cent soixante autres qui les avaient précédées.

Je m’apprêtais à franchir une frontière. La Californie s'étendait derrière moi tel un long foulard de soie. Je ne me trouvais plus complètement nulle. Et je n'étais pas non plus une putain de guerrière amazone. Je me sentais simplement féroce, humble et concentrée sur moi-même, en sécurité dans ce monde.

pp. 372-373.