Comment transmettre la solitude ?

"Non loin, un énorme navire mort. Echoué sur les bancs de sable à deux kilomètres et demi de la côte, il paraît tellement impressionnant que mes tentatives pour le photographier sont dérisoires : on n'aurait vu qu'un navire rouillé et quelle force au monde aurait pu faire entrer ce qui l'entourait dans le cadre ? La mer, qui clapote doucement contre ses flancs noircis, l'ombre rouillée sur l'eau jaune, le grondement sourd de la plainte inexprimable de ce vide métallique ou le fracas d'une plaque de fer arrachée par le vent, résonnant en un écho sans fin, répété dans les grottes noires des hublots de cette structure maculée de fientes d'oiseaux, aussi sombre qu'une falaise ? Comment loger dans une photographie le sentiment de vacuité, le vide sonore de l'intérieur d'un navire où des gouttes suintent et tombent d'on ne sait où ? Comment transmettre la solitude ? Sa solitude à lui, celle d'un navire autrefois glorieux, aujourd'hui abandonné de tous, menant de toutes ses forces une lutte ultime pour sauvegarder sa forme d'autrefois ? Ou ta propre solitude d'homme devant cette épave en perdition, couperet d'échafaud rouillé suspendu au-dessus de la mer - ta solitude devant la mort à venir ?
Je me souviens du vent qui s'est mis à souffler. Sur le navire, les bruits se réveillèrent et il se mit à grincer, ce géant moribond. Comment faire entrer tous ces cris disparates, fondus en une plainte menaçante dans le silence d'une photographie ? Le dit de la mort doit sonner, majestueux, comme du latin. "

Vassili Golovanov, Eloge des voyages insensés, Verdier, 2008, p. 167.