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30 mars 2008 7 30 /03 /mars /2008 00:32

    Barrington ! L'île grandit, gros rocher aride hérissé de ce que je prenais d'abord pour des arbres et qui se révèle être des cactus géants.
    Barrington... On longe la côte, et voici la petite baie à l'eau couleur de jade. Pas besoin de carte, l'Esquilo passe entre les rochers et avance sur l'eau calme de la baie des Phoques si bien décrite par Le Toumelin, cette baie dont j'ai tant rêvé.
    L'ancre passe par-dessus bord et touche tout de suite le sable, deux mètres plus bas. Je me force à tout faire comme d'habitude, affale la grand voile, ferle le foc, love les écoutes.
    Assise sur le roof, un sourire d'une oreille à l'autre, un sourire qui n'en finit pas, je dois avoir l'air bête !
    Je m'attendais à une île déserte et la trouve grouillante de vie : les otaries. Les deux plages en sont couvertes, on dirait une station balnéaire en été... La baie résonne de leurs aboiements.
Je me laisse dériver dans le dinghy vers une des plages avec l'imprenable impression qu'un bruit en trop, un geste maladroit détruirait l'harmonie, la féerie du moment.
    Tout ce petit monde des otaries dort dans des poses indescriptibles de bien-être. Ouvre un oeil à mon arrivée, puis se rendort avec de gros soupirs. Incroyable ! Elles se moquent complètement de ma présence... Assise au milieu d'elles, je reste des heures à les regarder. Une otarie couchée dans l'eau se laisse dériver. Ou plutôt non : la queue et un aileron à la verticale, hors de l'eau, c'est plutôt une otarie à voile ! Près de moi, un bébé tête sa mère, les quatre tétines l'une après l'autre mais en quinconce, comme on serrerait les boulons d'une roue.
    Les chefs de troupeau, énormes et l'air tourmenté, nagent d'une extrémité à l'autre de la plage. Ils ne sortent de l'eau que pour lancer une série d'aboiements teintés d'on ne sait quelle douleur de vivre, ou pour faire décamper l'un ou l'autre indésirable de la plage. Poursuites toujours très courtes, poursuivant et poursuivi s'affalant de tout leur poids sur la plage après quelques mètres, comme au comble de l'épuisement.
    Quant à l'heureuse petite colonie  couvrant la plage, ça se vautre au soleil, tousse, se chamaille un peu, se marche dessus, toujours à la recherche de la position la plus favorable au repos : sur le dos, essayant de maintenir au sommet d'un ventre tout rond et lisse deux nageoires qui en retombent sans cesse, se grattant du bout d'un ongle d'un air précieux, ou étendu pêle-mêle les uns sur les autres.
    J'ai passé un doigt le long de la colonne vertébrale de ma voisine la plus proche pour l'agiter tout entière de frissonnements, puis, comme elle s'étirait en ouvrant les nageoires, je l'ai chatouillée sous les bras, sans résultat...
    La nuit tombante me fait rejoindre mon bateau. Du rôle de spectateur, je passe à celui d'attraction, suivi par une dizaines d'otaries à lamine intéressée.

    Barrington, c'est un rêve que je vis éveillée, que j'aimerais pouvoir partager. J'écris à ma famille des lettres délirantes d'enthousiasme, passe mes journées entre les phoques de la plage et les randonnées dans un paysage d'un autre monde. Monceaux de pierres et de lave, étrangeté des cactus aux bras pointés vers le ciel comme de géants candélabres. Rencontre avec les iguanes, les oiseaux, mais tout va à l'envers : ce n'est pas moi qui vais vers eux, mais eux qui viennent me regarder avec curiosité !
    Je quitte Barrington subitement, voulant rester sur ma faim, ne pas m'en gaver. C'est mieux de partir quand on est au sommet de quelque chose de très beau, de mon entente avec l'île, de cet équilibre parfait que m'a apporté un rêve qui est devenu réalité, réalité qui est devenue plus belle que le rêve...
    Alors au revoir Barrington. Je reviendrai lorsque j'aurai besoin de beauté et de paix.
Nicole Van De Kerchove, Sept fois le tour du soleil, éditions MDV, 2001, p. 105-106.

C'est en regardant l'émission Thalassa que j'ai appris le décès de Nicole Van De Kerchove, une navigatrice bien connue, entre autres pour le livre dont je cite un extrait ci-dessus. Les récits de navigation sont également l'une de mes grandes passions et Sept fois le tour du soleil occupe une place particulière pour les qualités à la fois littéraires et humaines qui s'en dégagent. Il est pour moi parmi les meilleurs livres de mer avec ceux d'Annie Van De Wiele, Bernard Moitessier, Gérard Janichon et Patrick Van God. D'où ce petit extrait en forme d'hommage avant d'autres peut-être, même si ce n'est pas directement le thème de ce blog.
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27 mars 2008 4 27 /03 /mars /2008 16:07

Une vague de faiblesse me parcourt. Je gagne le ruisseau en titubant, m'allonge et asperge mon visage d'eau, puis je roule sur le dos et sèche au soleil matinal. Je ne suis pas sûr d'arriver à rentrer au camp. C'est ironique, quand j'y pense : je vais mourir exactement de la même façon qu'Abbey. Je parviens à grimacer un sourire. J'ai l'impression d'être hors de mon corps, en train d'observer cette silhouette ratatinée, vautrée sur la rive. Il est probable que je saigne encore. Je m'essuie le cul en cherchant une trace de sang, comme je l'ai fait pour Abbey, deux heures avant sa mort.
    - Je n'y arrive pas, m'avait-il dit.
    - C'est pour ça que je suis là.
Et c'est peut-être ce qui nous guette à la toute fin. Cette humiliation consentie, cette façon d'accepter l'aide d'autrui pour mieux se préparer au grand voyage, enrobée d'humour pathétique.
Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, pp. 122-123.

Encore un passage sur la mort pour conclure les extraits de ma lecture d' "Une guerre dans la tête". J'aime beaucoup, même si je la redoute, comme tout le monde sans doute, cette idée de consentement final, de détachement par rapport à soi et à son corps. Cela peut bien sûr évoquer une certaine humiliation et une certaine perte de dignité si la dignité se met dans le contrôle que nous avons de nous-mêmes. Mais cela peut aussi se voir, et j'espère se vivre, comme une manière de nous abandonner aux autres en leur abandonnant le soin de nous-même. Rien de romantique là-dedans, plutôt une façon de partager ce qui nous rend humain jusqu'au bout.
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25 mars 2008 2 25 /03 /mars /2008 15:25

Je m'efforce d'absorber toute la beauté que contient le monde : c'est presque trop pour moi. Tout en haut, je vois des traces d'animaux dans le talus accidenté, au bord de la vallée : les mouflons sont là. Un kilomètre et demi plus loin, au nord du camp, le minuscule ruisseau dévale des petits ravins et des affleurements de roche morainique. Je suis trop faible pour aller plus loin. Je gravis un des petits sommets pour avoir un dernier aperçu du paysage. Je fais deux pas et me fige : à soixante mètres, une douzaine de mouflons bleus me fixent du regard. C'est la première fois que je rencontre cette espèce. Il n'y a que des femelles et des jeunes, dont un tout petit agneau - le seul. Je connais cette espèce primitive, dont on pense qu'elle représente un ancêtre commun aux moutons et aux chèvres. Les mouflons bleus s'accouplent vers la fin de l'automne, et c'est à peu près tout ce que je sais de leur cycle de reproduction. Je reste immobile deux ou trois minutes. Les mouflons se remettent à brouter les touffes d'herbe sèche et drue. Je me laisse lentement choir sur un genou et ajuste mes jumelles devant mes yeux. C'est une mauvaise initiative - le geste rappelle peut-être un léopard des neiges prêt à bondir - car les mouflons réagissent aussitôt. Je compte dix-huit ovins qui fuient en bondissant à travers un champ de roches brunes qui m'arrivent à hauteur du genou. Une femelle reste en arrière et me fixe encore quelques minutes, puis elle part au petit trot rejoindre le groupe qui a descendu la vallée et est à présent hors de ma vue.
Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, p. 122.
J'ai deux souvenirs du même type. Le premier, c'est d'avoir contemplé un jour, à l'approche d'un col vers 3500 m d'altitude, la lutte de deux chamois mâles qui se dressaient sur leurs pattes arrières et cognaient leur bois de toute leurs forces l'un contre l'autre. Le second, c'est le spectacle d'une famille de chamois au crépuscule, deux petits sautillant et se culbutant maladroitement sur une plaque neigeuse, sous le regard débonnaire de leurs aînés restant prudemment en bordure du névé. Ces deux souvenirs évoquent pour moi la grâce et la légèreté naturelle. La beauté pure et simple, offerte au détour d'un chemin.
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24 mars 2008 1 24 /03 /mars /2008 11:10

J'allumai un grand feu. Mes blessures étaient légères. J'avais eu de la chance avec ce saut de six mètres, interrompu par la corniche étroite qui se trouvait sur le chemin. Il aurait été plus sage d'allumer un feu là-haut et d'attendre le jour, où j'aurais trouvé sans peine un itinéraire de descente sûr. Il y avait plein d'eau là-haut. J'aurais pu me tuer dans cette chute ou, pire, m'estropier à vie.
Ce soir-là, pourtant, je m'étendis près du feu en éprouvant une quiétude exceptionnelle. Mes pensées s'étaient éclaircies. D'avoir lâché prise, d'avoir chuté, m'avait calmé. La mort n'est pas l'adversaire de la vie me dis-je, l'ennemie, c'est la peur d'appréhender la vérité, la crainte d'une véritable introspection. Ed m'avait appris cela, et ce soir-là, j'éprouvai avec humilité la vérité de ses paroles. En fin de compte, il fallait lâcher prise, laisser aller la colère, le désir de possession et les attachements, laisser aller jusqu'au désir.
- Lâche prise, espèce d'idiot, me surpris-je à dire, assis seul près du feu, dans le canyon.
Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, p. 109.


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22 mars 2008 6 22 /03 /mars /2008 16:12

Le premier quartier de lune s'est levé, le ciel vibre d'étoiles. J'enfonce une branche de créosote dans le feu. Mon vieil Ed s'est battu contre la mort, ou plutôt il a vécu avec elle bien plus longtemps que je le pensais. "Se battre" n'est pas le terme qui convient. Tous, nous réussirons fort bien notre mort bien que nous n'y soyons pas préparés. Ma propre mortalité a cessé de toquer à ma porte, même si je sais qu'elle est là, tapie derrière mon feu de camp, aux aguets. Mais la mort n'est rien, ce qui nous retient ici-bas, c'est la vie, l'amour, l'activité ininterrompue du monde, la joie.
Suite du journal d'Abbey :

4 avril
La plupart des hommes craignent  la mort et lui résistent, ils inventent des consolations vaines et pathétiques pour se montrer plus malin qu'elle. Mais il est possible d'accepter l'idée de sa propre mort sans pour autant se jetter dans ses bras, en voyant dans la mort un aspect essentiel, intrinsèque, naturel du grand cycle de la vie.

Je glisse un dernier rameau d'ostryer dans le feu et m'assoupis en contemplant la lumière vacillante.

Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, pp. 216-217

Pas sûr d'être très consolé par l'idée que ma mort appartienne au grand cycle de la vie, le moment venu. Par contre, j'aime cette idée d'accepter, je dirais pour ma part d'accueillir, la perspective de ma mort. Et j'ajoute : avec curiosité. Evidemment, cette curiosité est une pure fiction si la mort revient à ne plus exister et si rien ne la traverse. Plus personne pour être curieux. J'ai pourtant bien l'espoir qu'il n'en sera pas ainsi et qu'il y aura encore de quoi être curieux. Une autre manière de ne pas lui résister !
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21 mars 2008 5 21 /03 /mars /2008 10:15

 

Laurens Van der Post relate ainsi la façon dont il est rentré de la guerre dans son Afrique bien-aimée :

 

Lorsque je revins au monde après dix ans de guerre, dix ans de morts et de tueries, je compris que je ne pouvais plus affronter la société. J'étais poussé par un instinct étrange, l'envie de retourner aux terres sauvages d'Afrique. Je m'en allai vivre dans le bush, seul. Je me rappelle le premier soir passé dans les terres vierges, le soir où je vis ma première antilope alors que je campais près du fleuve Pafri. Elle sortit du fleuve où elle était allée boire, reniflant l'air qui nous séparait, elle et moi. Elle rejetta en arrière sa belle tête et je la contemplai avec un indicible soulagement. Je pensai : "Mon Dieu, je suis de retour chez moi ! De retour aux premiers temps de l'humanité, lorsque tout était vivant, magique, empreint d'un magnétisme frémissant puisé à la plénitude du créateur, quel qu'il soit." Et je vécus là quatre semaines entières, et peu à peu, grâce aux animaux, je fus rendu à moi-même, à mon humanité.

 

Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, pp. 192-193.

 

Passons sur le "magnétisme frémissant", effet de style romantique. Je retiens l'effet apaisant et thérapeutique de la nature, qui rend l'être humain à lui-même.  Sans doute parce qu'elle est sans pourquoi, sans raison et sans justification : brutale dans la mort comme dans l'exubérance de la vie.

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20 mars 2008 4 20 /03 /mars /2008 00:37

La guerre est elle aussi un voyage initiatique. Les soldats en reviennent souvent avec les "yeux de la mort". Ce regard peut être celui de la dépression, pour lequel tout ce qui est vivant paraît mort, ou celui de la fureur et de l'isolement. (...) C'est une étape que négligent en général les séminaires censés vous apprendre à gérer votre colère. Le guerrier a affronté la peur et fait face à un adversaire trop puissant. Son âme prend la fuite. Son premier instinct est de se mettre en retrait de la vie jusqu'à ce que l'occasion se présente de renaître sur des terres plus bienveillantes. D'ici là, l'âme meurtrie regagne son douloureux refuge dans le monde souterrain des morts.
Dans la guerre, comme dans le mythe, nul mortel ne peut regarder en face la réalité nue et en réchapper intègre. Il a perdu son innocence. Il reste aux hommes à finir ce voyage. La sagesse des ténèbres représente une étape cruciale, le moment idéal où les guerriers, hommes ou femmes, doivent s'en retourner - s'ils en ont la force - et entamer le récit de leur traversée.
Doug Peacock, Une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, pp. 145-146.
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17 mars 2008 1 17 /03 /mars /2008 22:54

Ma guerre n'était ni une fiction ni une tranche de vie malheureuse qu'on laisse discrètement derrière soi. Dans la guerre, on découvre que tout est permis, et on paie inévitablement le prix de cette révélation. C'est un seuil à franchir, derrière lequel il y a à la fois la peur et le savoir, mais qui vous ferme d'autres chemins vers l'existence dont vous étiez certain, plus jeune, qu'elle vous était réservée. Une partie de votre vie est tranchée net, comme un doigt ou une oreille. Vous en faites le deuil, dans la douleur, mais sans jamais chercher vraiment à la récupérer.
Doug Peacock, Une Guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, p.140.

Une chose est de savoir en théorie que tout est permis, autre chose est de le savoir parce qu'on a vécu et participé soi-même à une situation où ce "tout est permis" a été mis en application, avec le vertige existentiel et les conséquences très concrètes que cela entraine. Cf. le film "Dans la vallée d'Elah". Quoi qu'il en soit, aucune réflexion sur la liberté et l'existence humaine ne devrait faire l'économie de ce point de départ. Et j'ajouterais même que cette conscience du "tout est permis" est peut-être la meilleure définition de ce qu'on a appelé le péché originel (ils surent qu'ils étaient nu et j'ai pris peur car...Gn 3).
 
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10 mars 2008 1 10 /03 /mars /2008 21:59

Dans la vallée, les falaises roses et blanc crémeux s'élevaient de part et d'autre du chenal sabloneux, qui s'élargissait  pour former un canyon à mesure que je remontais vers l'amont. Les parois gagnèrent rapidement en hauteur.  Le canyon étroit  s'enfonçait jusqu'au  coeur des Monts Abajo. Des lentilles de sable lavande ornaient les bordures des terrasses en surplomb. On aurait pu par endroits se hisser d'une corniche à l'autre jusqu'aux mesas supérieures.
Je passai devant une petite ruine dans un canyon latéral, à l'ouest. Parfois, un grenier à blé anasazi juché sur d'inaccessibles corniches en saillie. Dans l'ensemble, les villages anciens de ce joli canyon n'était pas aussi nombreux qu'à Comb's Wash, Cedar Mesa ou Grand Gulch. Peut-être tout simplement en raison de l'insuffisance des terres cultivables ou habitables. Mais j'étais frappé par la beauté de ce lieu. Qui n'aurait voulu vivre dans un tel décor ?
Le site vous tapait dans l'oeil. Les anciens savaient ce que nous commençons seulement à entrevoir aujourd'hui : que la beauté n'est pas dans la culture.
Doug Peacock, une guerre dans la tête, Gallmeister, 2008, p. 105.
Voilà une affirmation qui mériterait d'être un peu creusée. Si le sens de la beauté est sans aucun doute éminement culturel - on apprend à voir le beau et le laid - les paysages naturels ont une sorte de vertu apaisante pour qui les regarde en gardant ses distances et en oubliant bien sûr ce qui se joue en arrière des apparences, la lutte implacable pour la nourriture et la vie. Mais surtout, il n'y a pas de message derrière un paysage : un paysage ne veut rien dire. Il laisse donc l'esprit libre et reposé.
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  • : Aimant la nature, la randonnée la philosophie et les récits de voyages, je vous livre ici des extraits, parfois commentés, de livres que j'ai aimés, en rapport, et si possible à l'intersection, de ces différents sujets.
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