Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 mars 2009 2 24 /03 /mars /2009 21:01
C'est joli et c'est bien dit. Mais est-ce vrai ? Outre la généralisation qui est sans doute l'enthousiasme du romantique, j'en ai connu qui voyageait non pas en s'ouvrant au monde, mais en renforçant leurs oeillères... Primum vivere !

     "Il n'y a d'homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie. Les habitudes étroites et uniformes que l'homme prend dans sa vie régulière et dans la monotonie de sa patrie sont des moules qui rapetissent tout : pensée, philosophie, religion, caractère, tout est plus grand, tout est plus juste, tout est plus vrai chez celui qui a vu la nature et la société de plusieurs points de vue. (...)
     Voyager pour chercher la sagesse était un grand mot des anciens ; ce mot n'était pas compris de nous : ils ne voyageaient pas pour chercher seulement des dogmes inconnus et des leçons de philosophes, mais pour tout voir et tout juger. Pour moi, je suis constamment frappé de la façon étroite et mesquine dont nous envisageons les choses, les institutions et les peuples ; et si mon esprit s'est aggrandi, si mon coup d'oeil s'est étendu, si j'ai appris à tout tolérer en comprenant tout, je le dois uniquement à ce que j'ai souvent changé de scène et de point de vue.
     Etudier les siècles dans l'histoire, les hommes dans les voyages et Dieu dans la nature, c'est la grande école. Nous étudions tout dans nos misérables livres, et nous comparons tout à nos petites habitudes locales : et qui est-ce qui a fait nos habitudes et nos livres ? Des hommes aussi petits que nous. Ouvrons le livre des livres ; vivons, voyons, voyageons : le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page ; celui qui n'en a lu qu'une, que sait-il ? "
Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Arléa, 2008, pp. 463-464.
Partager cet article
Repost0
20 mars 2009 5 20 /03 /mars /2009 21:02
De l'art du passage de frontière... (ici, entre la Turquie et la Syrie)

     "Au poste frontière, taxis et camions attendent, rangés sur un kilomètre de queue. Tour à tour, les chauffeurs interviennent et me font savoir qu'on ne peut pas traverser la frontière à pied. La très officielle police des frontières assurre que les militaires syriens interdisent le passage piéton de la frontière. "They are going to shot you." C'est la phrase de trop. Celle qui fait basculer la décision. C'est trop grossier. Non, je ne crois pas que les policiers syriens  vont me tirer dessus. Je suis curieux de voir ce qui va se passer. La main sur le coeur, je salue mes hôtes turcs, les remercie, les contourne ostensiblement, passe sous la barrière rouge et blanche et m'engage dans le vallonnement. Les premières secondes sont intenses. Rien ne se passe. Une minute. Le poste frontière turc disparaît de ma vue. Ils ne sont toujours pas venus me rechercher. Ce n'était que du bluff, de l'intimidation. Je continue donc.
     Tout est bien. Sur deux kilomètres, les collines du djebel bordent la route de chaque côté. Le regard ne porte pas loin. Je suis complètement seul. A huit heures, la route n'est pas ouverte à la circulation. Comme en Anatolie, marche et respiration se synchronisent en silence. Quelle beauté ! Les yeux regardent en haut, à droite, à gauche. Cette improbable traversée du no man's land est un pur bonheur. Le bonheur d'exister. Les busards planent. Le soleil monte dans le ciel. Il chauffe la terre rouge et les dalles calcaires.

     La responsabilité, c'est la capacité immédiate de répondre à la question. De donner une réponse qui porte vie. De donner une réponse qui transhume du monde au royaume. Instant magique, intuitif. Auteur de sa vie. Trois mois de marche pour contacter, enfin, cette fulgurante autorité. Le sourire grandit à chaque pas. Liberté, authenticité. La vie bouillonne. Il fallait être là, aujourd'hui. Alléluia !
     Dans un virage, deux militaires s'approchent. Surpris, ils me regardent. Puis me saluent et m'accompagnent jusqu'au poste, où je suis accueilli par des policiers syriens affables, souriants et amusés de voir le bâton, le sac à dos et tout l'attirail du marcheur.
     - Where do you go ?
     - Dammas, Amman !
     - Welcome to Syria !
     - Thank you, nice to be here !
André Weill, Le marchant de bonheur, éditions Le Mercure Dauphinois, 2008, p. 137-138.
Partager cet article
Repost0
19 mars 2009 4 19 /03 /mars /2009 20:44
Premier extrait d'un petit livre retraçant l'itinéraire d'un marcheur d'Auschwitz à Jérusalem, en mémoire d'un membre de sa famille décédé pendant la Shoa. Parce que j'ai aimé sa définition de la joie...

     "La joie, c'est ce sentiment de justesse qui émerge lorsqu'on fait ce qu'il y a à faire, quand c'est l'heure de le faire. Voilà, tout est dit. Tu es heureux, petit caillou. Tu es chez toi, sur ta route. A la bonne heure, à la bonne place. Et elle ne te sera pas enlevée. (...) A chaque pas, tu respires l'évidence. Ne te retourne pas. Tu ne reviendras plus ici. Plus jamais. Un coucher de soleil, un chien, un troupeau. Et le berger qui donne une accolade tellement forte qu'elle t'imprègne de sable, de chaleur, de poussière. Les essences des forêts de pins. La route déserte, toute neuve. Des ammonites fossiles dans le talus. Un énorme barrage. "
André Weil, Le marchand de bonheur, éditions Le Mercure Dauphinois, 2008, p. 80.
Partager cet article
Repost0
15 mars 2009 7 15 /03 /mars /2009 15:21
Dernier extrait du livre d'Abbey, Un fou ordinaire, avant que la maison d'édition ne m'intente un procès pour recopiage d'oeuvre partie par partie !
Tous ceux qui sont revenus un jour d'une randonnée ou d'un voyage qui les a mis en contact avec un autre rythme de vie connaissent cet étrange sentiment qui survient dans le train ou l'avion du retour. En voici une variante ...

     Je marche toute la matinée ; vers midi, un rancher passe dans son pick-up, s'arrête, propose de me prendre pour les dix derniers miles. Je suis beaucoup trop fier pour refuser l'invitation. Je lance mon sac sur son plateau et monte dans le taxi. Ayant recouvré la position de repos sur les fesses qui est celle de chacun dans notre monde moderne, je m'abandonne voluptueusement aux délices de la civilisation que j'adore mépriser. Mes pieds sont encore plus heureux que moi. En l'espace de quelques minutes, ma marche de 115 miles dans les montagnes du désert devient une chose à part, une réalité disjointe au plus profond d'un abîme sans fond, soudain au-delà de tout rappel physique.

     Mais elle est présente dans mon coeur et dans mon âme. La marche, les montagnes, le ciel, la souffrance et le plaisir solitaires - tout ça grandira, s'adoucira, deviendra plus beau et plus adorable dans les jours et les années à venir, comme un trésor trouvé puis volontairement rendu. Rendu aux montagnes, avec mes meilleurs voeux. Ça laisse une lueur dorée dans la tête.
Edward Abbey, un fou ordinaire, Gallmeister, 2009, p. 72.
Partager cet article
Repost0
13 mars 2009 5 13 /03 /mars /2009 09:16

     Ce petit canyon remonte vers le coeur de la montagne, jusqu'à la base du Pic Cabezon lui-même ; je vois sa tête sombre qui culmine à deux mille pieds au-dessus de la mienne, soutenue par de pâles épaules de granit.
     Je passe à côté de quelques-unes des cuvettes de pierre les plus basses, pleines de sable humide. On se rapproche. Puis je vois le reflet luisant de l'eau qui suinte d'une paroi rocheuse, qui sourd d'un petit surplomb de douze pieds de haut, et je sais que je suis arrivé. J'escalade rapidement  le rocher, gourdes métalliques cliquetants contre la pierre, et atteins le premier des réservoirs naturels, une cuvette ronde et lisse contenant, comme un joyau, un grand volume d'eau sombre et ambrée.
     Je ne bois pas immédiatement et m'accroupis pour me reposer du côté ombragé de la tinaja. La seule présence de l'eau me libère de toute forme d'urgence. J'ai le temps d'attendre, de reprendre ma respiration, de me rafraîchir et de contempler. La cuvette fait environ deux pieds de profondeur et un peu plus de quatre de diamètre. Elle contient plus d'eau que je n'en pourrai jamais boire en un mois. Quelques abeilles se désaltèrent juste au bord, d'autres nagent en rond au milieu, piégées. Des plumes de colombes flottent à la surface. Avec une brindille, je sauve les abeilles qui se noient, puis remplis ma gourde et bois. L'eau est douce, fraîche, excellente.
Edward Abbey, Un fou ordinaire, Gallmeister 2009, p. 40.
Partager cet article
Repost0
9 mars 2009 1 09 /03 /mars /2009 21:25
    " La ravine s'ouvre en un large canyon dont les versants arborent les tons bleu noir du basalte volcanique. De petits lézards s'accrochent aux pierres et tournent la tête de façon saccadée à mon passage. Eux aussi sont bleu noir. Mimétisme défensif. Darwin avait raison. J'étudie ma carte, puis suis le sentier étroit qui passe sur un épaulement de roche noire. J'arrive à un endroit où quelqu'un, il y a peut-être des siècles de cela, a empilé des pierres sèches pour former un mur circulaire d'un pied de haut et de cinq pieds de diamètre. C'est ce que les anthropologues appellent un cercle de bivouac indien, un abri contre le vent. Les anciens voyageurs qui parcouraient de longues distances à pied dans cette région, avaient besoin de se protéger contre la bise froide ; ils n'avaient pas de sac de couchage à l'époque. Et pas grand chose d'autre non plus, à part une besace de maïs séché, une outre ou une gourde d'eau, quelques objets destinés au commerce et une arme. Ces vestiges de bivouac, et les nombreux sentiers qui convergent vers le canyon latéral, devant moi, me laissent penser que je me rapproche du point d'eau.

     Le chemin passe entre de gros rochers noirs. Sur la façade plane de l'un d'eux, je trouve des pétroglyphes, symboles cryptiques patiemment gravés dans la roche il y a longtemps. L'image la plus marquante représente quelque chose comme un X ou une croix à l'intérieur d'un cercle.

     Je me demande naturellement si ce signe fait référence à l'eau. Sans doute que oui. Mais il n'y a plus personne qui le sache avec certitude. "
Edward Abbey, Un fou ordinaire, Gallmeister, 2009, p. 39.
Partager cet article
Repost0
8 mars 2009 7 08 /03 /mars /2009 09:54
Que peut bien vouloir dire la soif pour des citadins habitués à l'eau courante de leurs robinets ? Et la joie de découvrir la source, la fontaine ou le point d'eau qui les désaltérera ?

Faut-il donc manquer de quelque chose pour en découvrir le prix ?

En trois parties, un extrait un peu plus long d'Edward Abbey, comme toujours sur le désert, la route, la beauté, et l'eau tant désirée...

     Je refais mon sac et le cache dans les branches d'un palo verde. Avec en poche des cacahuètes et en main deux grosses gourdes vides, je prends le vieux sentier vers ce que j'espère être Cabeza Tank. Si je n'y trouve pas d'eau, je serai dans de sales draps. Mais tous les signes sont positifs : l'air clair lavé par la pluie, la brume d'hier au-dessus du fond de la vallée, les traces d'inondations récentes dans les ravines asséchées, les fleurs jaunes de l'encelia farinosa, le vert éclatant des créosotiers, la gaieté générale des oiseaux. Et mon propre besoin. (...)

     Ma route serpente à travers une magnifique forêt de cactus, monte jusqu'à une petite faille entre les montagnes, descend dans un canyon rocheux multicolore. Il y a de la roche couleur de foie cru, de fer rouillé, d'éponge moisie, de vert-de-gris. Des parois frappées d'à-plats de lichens verts, gris, jaunes, oranges et bleus. Çà et là, un gaillard dodu d'arbre éléphant pavoise, son écorce dorée de feuilles vert menthe miniatures. Des agaves lechuguilla coiffent la ligne de crête, leurs grandes tiges à fleurs sèches dressées vers le ciel. Comment des choses vivantes peuvent-elles vivre dans cete roche stérile et cet air privé d'humidité, et survivre à la chaleur morte et sèche et époustouflante des six mois d'été du désert ? La première réponse est que peu de choses le font. Et que celles qui y survivent ont leurs stratagèmes : frugalité, dormance, simplicité et, pour ce qui est des cactus, vision à long terme - stockage de l'eau.

     Je marche un long moment dans le silence absolu. Pas un bruit autre qu'un bourdonnement de mouche. Les araignées brillent dans le soleil au centre de leurs pâles toiles de gaze. Je quitte la vieille piste de jeep, ou route de chariots, ou quoi que cela ait pu être il y a un siècle, pour prendre une sente de gibier qui sinue à travers les buissons et descends dans une ravine fraîche, ombragée et infestée d'ambroisie. C'est toujours risqué de s'écarter de son chemin en terrain inconnu, mais ça semble être un raccourci.
Edward Abbey, Un fou ordinaire, Gallmeister, 2009, pp. 36-38

à suivre...
Partager cet article
Repost0
7 mars 2009 6 07 /03 /mars /2009 14:24
"     Peut-être que l'art rupestre fut créé par des spécialistes. Par des chamans et des sorciers invoquant avant la chasse quelque puissance magique alliée. Exécutant un cerf abattu par une flêche, l'homme-médecine pense peut-être que ses désirs peuvent être en eux-mêmes une cause suffisante pour leur réalisation. Magie imitative : la vie imite l'art. Ainsi les peintures rupestres et les pétroglyphes pouvaient avoir un sens religieux, la chasse jouant un rôle central dans la religion de tout chasseur.

     L'art servait de registre. De magie pragmatique. Et de communication entre nomades. Trou d'eau derrière le prochain coude : voilà peut-être le sens de tel zigzag étrange. Avons tué douze moufflons ici, il y a tout juste deux ans, dit cet autre pictogramme. Nous étions là, disent les chasseurs. Nous étions là, disent les artistes. (...)

     La première réaction de quiconque voit ces étranges images pour la première fois est tout simplement humaine : Que peuvent-elles vouloir dire ? 

     Peut-être que le sens n'est pas d'une importance primordiale pour elles. Peut-être que ce qui est important, c'est de reconnaître l'art, où qu'il se trouve, et sous n'importe qu'elle forme. Ces peintures et ces pictogrammes sur la roche des canyons sont des signes précieux en eux-mêmes, en tant qu'oeuvres élégantes, fraîches, originales (...), tout en économie du trait, précision du point, intégrité de la matière. Elles sont magnifiques. Et elles datent toutes de plusieurs centaines d'années - certaines peut-être sont beaucoup plus vieilles encore. (...)

     Sur de nombreuses parois du désert, on peut voir la figure du joueur de flûte bossu Kokopelli (c'est un nom hopi). Nomade, très certainement, et homme aux pouvoirs étranges, Kokopelli fut peut-être le flûtiste enchanteur qui mena les habitants des falaises hors des canyons, loin de leurs peurs, jusqu'aux hauts pays découverts du Sud, où les gens pouvaient vivre plus comme des humains et moins comme des chauve-souris. Peut-être était-il un homme-médecine itinérant, rebouteux des corps et guérisseur des âmes sauvages à l'imagination fiévreuse. Personne ne le sait. Le souvenir du vrai Kokopelli, s'il existât jamais, s'est perdu. Seule a survécu sa silhouette, son image gravée dans le roc. Dommage. Nous sommes nombreux qui aimerions beaucoup entendre la musqiue qu'il jouait en soufflant dans son fameux pipeau.

     Le désert américain fut découvert par un peuple inconnu. Ces hommes en testèrent les plus profonds secrets. Aujourd'hui, ils ont disparu, comme le tapir et le coryphodon. Mais le message mystérieux qu'ils nous ont laissé demeure, écrit sur la roche. Un message préservé non pas en simples mots et chiffres, mais sous la forme durable de lignes sur la pierre. Nous étions là.

     Le langage, dans l'esprit d'un poète, cherche à se transcender, cherche à "saisir ce qui n'a pas de nom". Il semble raisonnable de supposer que le peuple inconnu qui laissa cette trace de son passage ressentait le même désir de permanence, le même besoin de communion avec le monde que nous aujourd'hui. Chercher un autre sens est peut-être aussi futile que de chercher un sens au désert lui-même. Que signifie le désert ? Il signifie ce qu'il est. Il est là, il sera là quand nous ne le serons plus. Mais pour un temps, nous, choses vivantes - hommes, femmes, oiseaux, et ce coyote qui hurle au loin, là-haut, sur sa crète de grès -, fûmes partie intégrante de tout ça. Cela devrait suffire."
Edward Abbey, Un fou ordinaire, Gallmeister, 2009, pp. 119-122.

Et nous-mêmes, de quoi sommes-nous partie intégrante ? A quel monde appartenons-nous ? Sous quel horizon de sens notre vie prend-elle elle-même du sens ?
J'ai toujours été fasciné par les habitations troglodytes, ainsi que par les pétroglyphes et autres gravures rupestres en tout genre. Peut-être parce qu'elles font signe vers un immémorial - laisser une trace -  et  permettent à l'imagination de penser rejoindre leurs auteurs. Allez savoir !

Un site sur les pétroglyphes aux USA : http://www.petroglyphs.us/
Partager cet article
Repost0
3 mars 2009 2 03 /03 /mars /2009 21:33
Gallmeister continue son très bon travail d'édition des oeuvres de Nature Writing made in USA. Leur dernière parution, Un fou ordinaire d'Edward Abbey est encore un excellent cru. Sauf erreur de ma part, à l'exception de son extraordinaire Désert Solitaire, aucune des oeuvres non-romanesques d'Abbey n'avait été traduite en français jusqu'ici. Voilà donc une lacune réparée. Bien sûr, les différentes nouvelles de ce recueil n'ont pas toutes la même force, ni la même originalité. Mais l'esprit qui se dégage de ces textes vaut à lui seul le détour. En voici un premier extrait.
     Pourquoi suis-je si profondément amoureux du désert ? J'aime aussi la mer et la côte, les montagnes, les lacs, les glaciers et les douces collines bleu-vert de mon enfance appalachienne, les plaines de l'Oklahoma, les grottes bleues de Capri, les sombres forêts de Bavière, les monts brumeux et cuivrés d'Ecosse, oui, et même les rues perdues d'Hoboken, New-York, Berlin, Naples, Barcelone, Brisbane, Pittsburgh. Il y a de la beauté, de la beauté déchirante, partout. Mais lorsque je pense au lieu où je désire le plus ardemment me trouver, en fin de compte, c'est toujours le vieux, le brûlant, le poussiéreux, l'éblouissant, le satané foutu désert qui vous embrase les yeux, vous cuit la tête, vous cloque la peau, vous parchemine la gorge. Pourquoi ?

     "Le désert a je ne sais quoi..." avait dit mon ami. Et il avait laissé la phrase en suspens. Définitivement. Il ne pouvait rien dire d'autre. Il aurait bien sûr pu évoquer les choses habituelles : la sécheresse vivifiante de l'air, la clarté de la lumière, l'élégante sobriété néoclassique du paysage et des volumes, la relative rareté de l'homme et de ses oeuvres, l'étrangeté de la flore, l'admirable témérité de la faune, la splendeur du couchant après un orage d'août, le rare miracle oraculaire d'une source qui coule goutte à goutte dans un pays presque sans eau, l'histoire humaine - les Indiens combattant dans une guerre inégale, cruelle et sans espoir ; les colons blancs américano-européens repoussant toujours plus loin les frontières de l'empire. Tout cela est bel et bon, mais chaque région du monde a ses traits distinctifs.

     Pourtant, aucune n'égale tout à fait l'attrait que le désert peut avoir sur certains d'entre nous. Il y a dans le désert quelque chose d'autre, quelque chose que l'on ne sait nommer. Je pourrais dire qu'il s'agit d'un mystère - ou simplement du Mystère lui-même, avec toute l'emphase de son M majuscule. Contrairement à la forêt ou à la côte, la montagne ou la ville, la plaine ou le marais, le désert, n'importe quel désert, est toujours lourd d'une promesse d'imprévisible, de quelque chose d'à la fois inconnu et désirable, qui vous attend derrière le prochain coude de votre canyon, la prochaine crête ou la prochaine mesa, qui vous guette tapi quelque part dans une ride des collines. Quoi, précisément ? Eh bien... une sorte de trésor. Une sorte de délice. Dieu ? Peut-être. De l'or ? C'est possible. De la grâce ? Sans doute. Mais c'est encore quelque chose d'autre, quelque chose de plus, quelque chose de différent de tout ça.

     Voilà. Le secret est révélé, l'essence dévoilée, et nous nous retrouvons exactement à notre point de départ. Le rat du désert aime le désert parce qu'il y a quelque chose dans le désert qu'il ne peut expliquer, ou même nommer.
Edward Abbey, Un fou ordinaire, Gallmeister, 2009, pp. 187-188.
Partager cet article
Repost0
21 février 2009 6 21 /02 /février /2009 18:29
Deuxième extrait de "Pèlerin d'Occident". Un soir en montagne et l'incertitude sur le gîte et le coucher... Encore une sensation bien connue de tout randonneur un tant soit peu improvisateur.

     Pourvu que la chapelle ne soit pas en ruine ! Pourvu qu'elle soit ouverte ! Les versants couverts d'une herbe rase ondulent comme les plis d'un rideau poussé par le vent. Vais-je l'apercevoir au prochain pli ? Celui-ci ? Non, encore un effort... Ah, enfin ! Ce doit être elle : petite maison blanche posée sagement en contrebas d'un col et couverte d'un toit de lauzes couleur lichen. Tout paraît en ordre. Je sens mon visage se détendre et peu importe s'il n'y a personne pour voir le sourire qui se dessine sur mes lèvres et que je retiens encore pendant les dernières centaines de mètres. Un ultime détour pour enjamber le ruisseau. Près de l'entrée, une corde pend au bout de la cloche. Sur la porte, un loquet rouillé. Pas de cadenas ! Quatre ou cinq mouvements grinçants, le loquet bat en retraite et je pousse le battant de bois : j'ai rarement été aussi heureux d'entrer dans une chapelle glacée !
     San Giacomo. Ah ! comme je l'aime cette chapelle ! La simplicité de son intérieur blanchi à la chaux, les murs cabossés qui soutiennent la voûte en berceau, le crucifix de fer cloué au fond de l'abside, que des passants attentionnés ont piqué d'un bouquet d'asters pas encore fanées, l'angelot de plâtre qui le surplombe et l'autel réduit à une lauze, les dalles inégales et humides qui me serviront de couche. Pas plus de 10 mètres de long sur 3 de large. En guise de fenêtres, de simples ouvertures protégées par des barreaux en croisillons à travers lesquels le vent s'engouffre en sifflant. Après avoir cherché en vain  un angle où ne se faufile pas un air coulis, je sors pour profiter des dernières lueurs du jour. Ouvrir une boite de sardines, dévorer deux tomates et la moitié d'un pain bourré de graines délicieuses. (...)

     La nuit est tombée sur la solitude de San Giacomo. Engoncé dans quatre couche successives de vêtements, bandeau de laine polaire sur les oreilles, je me glisse à tâtons dans le duvet humide. Dehors, les roulements de tonnerre rebondissent sur les versants et le vent dévale en furie des pics enneigés. Le paradis, ce n'est pas un jardin tropical et fleuri, c'est un havre au coeur de la tempête. Avant de rentrer, j'ai secoué la corde de la cloche pour remercier les anges de m'avoir entrouvert leur royaume.
François-Xavier de Villemagne, Pèlerin d'Occident, Transboréal, 2009, pp. 84-85 et 87.
Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Un blog de Nature Writing
  • : Aimant la nature, la randonnée la philosophie et les récits de voyages, je vous livre ici des extraits, parfois commentés, de livres que j'ai aimés, en rapport, et si possible à l'intersection, de ces différents sujets.
  • Contact

Recherche

Archives

Catégories

Liens