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27 septembre 2008 6 27 /09 /septembre /2008 00:03

     Nous dînions tôt, quand il faisait encore jour, souvent après une canasta, puis, au crépuscule, je prenais les hauteurs de Vénus - toute proche de Saturne, vers le couchant, elle semblait nous montrer notre route -, de Sirius, la plus belle étoile du ciel, de Capella et de la Polaire.
     Enfin, nous goûtions l'une des meilleures heures de chaque jour. La douceur du soir nous tirait hors de la cabine où nous avions passé la journée, et nous nous installions dans le cockpit, confortablement allongés sur des coussins ; la lune talonnait le soleil et se couchait presque aussitôt après lui, à cette époque, mais, jour après jour, elle montait un peu plus dans le ciel, et cette promesse de nuits de plus en plus claires était en soi réjouissante. Mais, même sans elle, la clarté des étoiles était déjà suffisante pour que nous puissions distinguer nos traits. Notre marche régulière libérait nos esprits de toute préoccupation. Si bien que tout, en cette heure, invitait aux épanchements. C'était même le seul moment où nous conversions, à vrai dire. Souvent, le ciel fournissait l'entrée en matière ; nous parlions de la distance, du poids, du volume des étoiles que nous voyions, des procédés qu'emploient les astronomes, des nébuleuses, de novae, de l'univers, de la vie. Puis nous redescendions sur terre et, du sens de la vie en général, nous passions à celui d'Ann, à notre époque, à son avenir, aux problèmes qu'elle se posait. (...)
     Ayant ainsi fait ample provision de germes de rêves pour la nuit, nous regagnions nos couchettes ; seule, fidèle au poste, Winnie, notre gouvernail automatique, veillait sur notre sommeil.
Olivier Stern-Veyrin, Solitaire ou pas, Arthaud, 1968, p. 76-78.

Qui n'a pas le souvenir, au moins une fois dans sa jeunesse, d'avoir devisé, une nuit sous les étoiles, avec un ami ou une amie comme seule cette période de la vie en donne, de la vie, de l'amour, de l'avenir et des rêves que l'on cultive en secret...
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25 septembre 2008 4 25 /09 /septembre /2008 15:13

Quelques lignes de sérénité dans un monde de brutes !

     Il n'y avait pas un souffle de vent dehors, et nous dûmes nous dégager au moteur de cette baie que silonnait le mouvement incessant des cargos et des pétroliers qui raliaient ou quittaient le port.
     Le Tanit et le Smile étaient à quelques mètres l'un de l'autre. Malgré le ronronnement monotone des moteurs, nous conversions d'un bord à l'autre, et nous arrosâmes ce départ d'une rasade de madère, au goulot d'une jolie bouteille décorée que nous lançâmes au Tanit.
     Quand le soleil se coucha sur la mer immobile et chaude, la terre était encore visible, mais nous étions toujours sur la route des navires, et ce n'est qu'à 2 heures du matin que nous arrêtâmes le moteur qui bourdonnait à nos oreilles depuis dix heures.
     Je ne crois pas qu'on puisse communiquer la jouissance, la détente, le confort, la douceur d'une nuit au large en mer calme, et tout le monde "à dormir". Les mouvements très doux, lents, maternels du bateau, le silence, la tiédeur de l'air, le murmure confidentiel de l'eau le long de la coque, à quelques pouces de l'oreille, le léger grincement des boiseries, le heurt discret d'une poulie sur le mât, le bruit sourd et patient du gouvernail jouant sur ses gonds, chaque son semble attendre son tour pour donner au bateau entier une dimension dans le silence. L'âme est en paix, la mer est en paix, toutes les pièces familières du bateau sont en paix. Tout n'est que paix, et la présence du Tanit, un peu plus loin, silencieux mais visible sous les étoiles, renforçait encore ce sentiment.
     Bientôt, la lampe à pétrole, dont nous préférions la chaude clarté sur les vernis à la lumière électrique trop crue, s'éteignit, et le Smile s'endormit.
Olivier Stern-Veyrin, Solitaire ou pas, Arthaud, 1968, p. 65.
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21 mai 2008 3 21 /05 /mai /2008 11:35
Encore un joli extrait de la V'limeuse autour du monde...
    Alors que nous avançons prudemment vers le havre, en évitant les filets, guidés par les éclats lumineux des pêcheurs, la nuit s'estompe peu à peu. Et avec elle, nos certitudes de naviguer au vingtième siècle.
    C'est une vision d'un autre âge qui émerge dans les premières lueurs de l'aube. La mer est couverte non de barques, mais de troncs d'arbres creusés où des hommes remontent tranquillement leurs filets. Ils sont trois, parfois quatre dans ces pirogues étroites à balanciers, et leurs gestes lents semblent détenir le pouvoir d'immobiliser le temps.
    Nous avançons toujours, anachroniques et médusés. Les pêcheurs doivent lever la tête pour nous regarder passer. Et nous en ressentons tous une gêne soudaine, nous les voyageurs sur notre grand bateau d'acier.
    La lumière devient rose, l'air se met à danser. Posées sur le sommet du cap, les murailles fortifiées de Galle vacillent dans les vapeurs matinales, comme un mirage enveloppé de chaleur.

    L'ancien fort hollandais surplombe ainsi la mer depuis des siècles, vestige d'une autre époque. Pendant 300 ans, les Portugais, les Hollandais et les Anglais ont déferlé sur Ceylan par vagues successives. Les grandes puissances européennes colonisaient le monde après l'avoir prétendument découvert. Elles s'en arrachaient les richesses, se séparaient les îles, se divisaient la terre.
    Puis les vagues se sont retirées les unes après les autres en laissant quelques traces bien visibles sur la terre ferme, comme ces hautes murailles de pierre.
    Mais ici, entre les pirogues où les pêcheurs cinghalais rentrent leurs lourds filets de chanvre, la mer en a effacé tout souvenir. Et ces hommes qui répètent les mêmes gestes depuis des millénaires semblent nous dire : vous arrivez, vous repartirez. L'humanité s'agite. Elle oublie souvent la quête de l'humilité et de la sagesse.

    - Damien, va réveiller tes soeurs, demande Carl.
    Je peux déceler au ton de sa voix, l'émotion d'un père qui offre à ses enfants l'immatérielle et fugitive beauté du monde.
    Noémie et Sandrine se poussent un peu dans l'échelle avant de se blottir près du mât en silence, soudainement intimidées par les pêcheurs. Puis c'est le tour d'Evangéline. Les hommes dans leur pirogue creuse échangent des mots à voix basse et répondent à nos gestes de la main par de larges sourire.
    Alors le soleil se lève au-dessus des palmiers et nous pénétrons dans l'enceinte portuaire, laissant derrière nous la mer.
Carl Mailhot et Dominique Manny, La V'limeuse autour du monde, Tome 2, 1995, pp. 79-80.

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20 mai 2008 2 20 /05 /mai /2008 20:27

    Au moins ai-je l'impression en voyageant avec mes enfants que les moments de chamailleries et ceux de tendresse s'équilibrent. Ils me font penser à de jeunes fauves qui se mordillent à journée longue avant de s'endormir emmêlés les uns aux autres.
    Peut-être est-ce pour cela que j'aime tellement la nuit. Une vieille habitude de mère, penchée au-dessus de ses enfants endormis, métamorphosés en petits anges...

    Cette nuit, je voudrais rester éveillée. Je savoure non seulement le calme mais cette rare sensation de dépaysement, à des milles du port et de nos repères familiers. Bali m'apparaît beaucoup plus mystérieuse ici, loin des routes fréquentées.

    Je nous revois, un peu plus tôt, dans le vieux temple de Pura Lahur, vaste enceinte érigée en pleine jungle sur un flanc du mont Batukau. Les dieux doivent se plaire au milieu de cette végétation luxuriante, dans une éternelle pénombre propice au recueillement et aux prières.
    Nous avançons d'un autel à l'autre, revêtus de paréos comme le veut la coutume religieuse, mais avec l'insouciance des athées. Nos regards croisent ceux des statues, divinités ou gardiens muets du temple, qui nous fixent avec une gravité troublante.
    Sommes-nous vraiment seuls, dans ce lieu consacré à la reconnaissance des forces divines ?
    Pour sonder certains mystères, il nous manque d'abord la foi. Et le temps. Ici encore, nous effleurons une réalité totalement différente de la nôtre. Autrefois, j'en aurais éprouvé de la frustration : pourquoi voyager si nous naviguons à la surface des choses ?
    Ne sommes-nous pas pris au piège de ce mouvement qui nous pousse ailleurs, à peine arrivés au seuil d'un autre monde ?

    Il m'a fallu longtemps pour saisir la profondeur de notre errance. Comme l'oiseau migrateur, nous dirigeons une grande part de notre énergie dans le vol lui-même. La gravité de notre voyage se dissimule ainsi, au coeur de son apparente légèreté...

    Les rafales de pluie me tiennent à demi-rêveuse jusque tard dans la nuit. A mon réveil, les nuages ont rejoint les sommets du mont Batukau. La journée sera belle.
Carl Mailhot et Dominique Manny, la V'limeuse autour du monde, tome2, 1995, pp.39-40.
C'est un sentiment souvent éprouvé lorsqu'on voyage, pour peu que l'on soit ouvert aux milieux humains rencontrés et traversés : que gagne-t-on à passer si c'est pour ne jamais demeurer ? A quoi bon voir beaucoup si c'est pour ne rien goûter en profondeur ? Est-ce par peur de découvrir la banalité de la vie partout où elle se trouve que le voyageur se contente de la surface des choses, ne restant nulle part, ne s'enracinant nulle part, sinon dans le sentiment illusoire d'une découverte toujours renouvelée, d'une nouveauté sans cesse reproduite, mais jamais approfondie et, finalement, jamais rencontrée ?
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11 mai 2008 7 11 /05 /mai /2008 23:55

La V'limeuse autour du monde est un livre en deux tomes racontant le tour du monde à la voile d'une famille québécoise. Un très beau récit de mer au style simple et authentique.
    La magie d'une chevauchée nocturne... Quelques instants en dehors du temps normal, de ceux qu'on n'oubliera jamais. C'était la nuit dernière...
    - Maman, peux-tu me réveiller avant ton quart ?
    Il y a bien longtemps que Sandrine n'est venue observer les étoiles auprès de moi. C'est une activité réservée aux longues traversées et la dernière remonte à plus d'un an. Si nous avons passé de nombreuses soirées à explorer ensemble la carte du ciel, jamais nous n'avons partagé un vrai quart de nuit. Pour un enfant, cela demande une grande motivation de quitter le doux confort des draps au beau milieu des rêves.
    Il est deux heures du matin lorsque je me dirige à l'avant du bateau. On entend les vagues se froisser délicatement sur la coque. Depuis que le beau temps est revenu, le grand panneau près du lit des jumelles demeure ouvert. La brise effleure les joues de Sandrine et de Noémie, petites dormeuses enlacées. Si parfois j'ai des doutes sur le fait qu'elles soient identiques, ils s'évaporent en les voyant ainsi liées dans le sommeil, les traits de leurs visages au repos. J'embrasse Sandrine sur le front et lui chuchote que c'est l'heure.
    Peu après, elle grimpe dans le cockpit avec son oreiller sous le bras une couverture autour des épaules et une paires d'écouteurs qu'elle branche sur la prise jumelle de mon baladeur. Et nous voilà parties !

    La lune se couche à l'ouest, droit devant nous. La voix du chanteur tahitien Angelo accompagne les mouvements lents du bateau. (...) les secrets de cette langue toute en voyelles nous échappent. Mais, pour nous, la poésie maori fait revivre la beauté des îles de lumière et d'embruns qui ont disparu dans le sillage. Elle parle de mer, de soleil et d'amour. Peut-être parle-t-elle aussi du sourire de la lune posé sur l'océan, de sa longue coulée entre les étoiles...
    Le mystère des mots se déverse dans la nuit tandis que nous suivons l'étrange sillon argenté, comme un sentier de lumière à la surface des vagues. Assises côte à côte sous le grande voute céleste, nous baignons dans cette lumière infiniment douce. Jamais un coucher de lune ne m'a paru aussi troublant. Tout est empreint de magie et de féerie : la sensualité de la musique tahitienne, la brise qui nous pousse avec une extrême légèreté, la V'limeuse pleine de grâce... Et devant nous, avalant la nuit, gorgée des rêves de l'humanité, la lune qui enfle à ne plus finir et nous inonde de tendresse.

    Combien de temps restons-nous ainsi, à chevaucher ce pont tendu entre le réel et le fantastique ? Longtemps nous faisons cap sur "Elle". Sandrine a appuyé sa tête sur mon bras. Petite, toute petite au royaume des songes. Et je suis heureuse.

    J'aime la mer pour ces soudaines déchirures dans le monde de nos habitudes. Pour ces moments qui viennent nourrir des cellules oubliées et s'impriment dans la mémoire de l'âme.

    La lune a vacillé sur l'horizon comme un feu de navire, puis elle a disparu. Les nuages tapis dans l'ombre des rideaux semblaient attendre la fin du spectacle pour éteindre les étoiles une à une. Sandrine et moi sommes allées dormir. Au matin, le Pacifique avait repris son visage sombre.
Carl Mailhot et Dominique Manny, La V'limeuse autour du monde, tome 1, 1995, pp. 234-236.
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20 avril 2008 7 20 /04 /avril /2008 12:16

D'un de mes livres de mer préféré, parce qu'il allie légèreté et profondeur, une série d'extraits du chapitre Atlantique :
    Le 18 octobre, jour de mon ... ième anniversaire, je le passai hors de vue de la terre, sur la mer bleue, sous ciel d'Alizé, barre attachée, en costume de bain et avec des gens que j'aime bien. Dans un bel Omoo en train de faire le tour du monde. Je n'envisage au monde rien de meilleur.
    J'eus une grande boite de cigarette anglaises et un petit poignard de Tolède. Pas féminin ? Qu'est-ce que la féminité ? C'est tendresse, rire, aide et désir de plaire. Cela n'a rien à voir avec les accessoires. (...)

    Dès le 19 octobre, plus personne ne tenait la barre, les coeurs brouillés se rétablissaient dans leur couchette et la vie se mettait au beau fixe. Nous apprenions la vraie vie de pleine mer, quand ce qui est derrière soi paraît aussi lointain que ce qui est devant et que tous les jours se ressemblent. (...)

    Le reste du temps, nous le passions sans vergogne dans nos couchettes. Il n'y avait absolument rien à faire, sauf veiller à l'usure du gréément courant et faire le point. La nuit, l'air ne s'emplissait que de nos respirations régulières et de celle d'Omoo qui faisait "broum broum" avec son étrave dans la lame. Il y a toujours mille bruits à bord d'un bateau, cordages qui battent contre les espars, vaisselle qui tinte, l'eau qui coule le long de la coque, l'objet qui se déplace au fond d'on ne sait quelle armoire, avec un toc-toc d'une malfaisante régularité et qu'aucune recherche ne peut localiser. Les silences de la mer sont toujours peuplés. Cela ne les trouble pas mais les rehausse et c'est quand un de ces bruits cesse qu'on dresse l'oreille et qu'on sait que quelque chose ne va pas. (...)

    Peu à peu, la question de la nourriture prenait une prépondérance inconnue à terre. La vie en mer vous jette des plus hautes cimes de la contemplation aux plus basses considérations quotidiennes. Et c'est très bien ainsi. Fred était l'heureux possesseur d'une bouteille de Cinzano et nous nous mîmes à chercher une occasion à célébrer. Nous la trouvâmes, bien sûr : nous passions le Tropique du Cancer. Fred était né sous ce signe. Ergo : il fallait déboucher. Quod demonstrandum erat. Jamais nous n'avons laissé échapper le cas de fêter quelque chose. (...)

    Au bout d'une semaine, le pain commença à moisir. J'en fis des toasts. Quand il fut vert, j'en fis du pudding. Après quoi, nous essayâmes de le remplacer par des céréales variées dont aucune ne le valait. Jai juré depuis de ne plus entreprendre un tour du monde sans un petit four à poser sur le Primus. Nous avions le four de la cuisinière à charbon, mais il faisait bien trop chaud pour que l'idée de l'allumer nous sourit. La cuisinière et son four servaient de garde-manger et nous mangions des biscottes, des crèpes, des scones, du porridge ou quelques-unes des soixante et onze spécialités que les Américains ont inventées pour ôter l'appétit aux petits enfants. J'essayai de faire des petits pains dans la casserole à pression, à la vapeur. Fred les baptisa plomb de sonde et je n'insistai pas. Tallow (le chien), brave petit coeur, en raffolait. Le pain est sans doute la seule chose qui nous ait vraiment manqué en mer. (...)

    De temps à autre, on voyait voler des hirondelles de mer, petites âmes de l'espace. A part cela, rien. Nous souhaitions pourtant voir des choses extraordinaires. Feuilletant les récits de traversée antérieurs, nous en trouvions pour tous les goûts : les uns avaient vu d'entières flotilles de baleines, d'autres un fil blanc de Moby Dick, d'autres encore des trombes d'eau, des requins suiveurs au regard concupiscent, des oiseaux familiers qui logeaient sur les vergues. Leurs voiles se déchiraient, leurs espars cassaient, leurs provisons fondaient. Rien de tout cela à bord d'Omoo. Consternés, nous soupirions après un phénomène marin, le plus petit aurait fait l'affaire. Jusqu'ici, pas la plus menue armée de cachalots, pas la plus naine des raies géantes. Allcard allumait son Primus et préparait sa poêle à frire avant même de boëtter sa ligne, mais chez nous, le poisson refusait de mordre. A ce compte-là, nous étions en passe de faire le voyage autour du monde le plus original, celui-où-il-ne-se-passait-jamais-rien. (...)

    La vie que nous menions ne nous semblait ni ennuyeuse ni difficile. Nous avions beaucoup de temps pour penser. Chacun pour lui-même toisait ses espoirs à la réalité, comparait sa vie passée à la présente. Les inconforts très nets, les changements, les soucis que notre vie actuelle apportait disparaissaient devant ses énormes avantages qui portaient tous des noms à majuscule : Liberté. Santé. Simplicité. Nous sortions du troupeau. Cela n'impliquait pas un vain orgueil. Ennemis de certaines formes de la civilisation, nous ne manquons pas d'apprécier ce qu'elle nous offre d'utile. (...)

    Le fait de naviguer par lui-même est déjà très absorbant. Il n'y avait pas le plus petit espace libre par où pût se glisser l'ennui. L'absence des mille choses qui à terre vous éparpillent l'esprit nous laissait la possibilité de rêver, de réfléchir ou de nous concentrer. Cela paraît pédant, tout ce que je dis là, mais puisque j'ai promis de ne dire que la vérité... Nous ne respirions pas toujours l'air raréfié des cimes, beaucoup s'en faut. Il reste pourtant vrai que la mer fait ou défait son homme. Comme les vernis d'Omoo, elle efface notre pellicule sociale. Réduits à l'essentiel, nous pouvions nous voir tels qu'en nous-mêmes, les artifices et la hâte perpétuelle de la terre nous avaient laissés. Notre optique se transformait. Jamais plus elle ne retrouvera sa première forme. (...)

    Le lendemain matin, la Barbade était en vue. J'étais justement de quart, par un coup de chance. A moi la prime ! Ma victoire provoqua des grincements de dents et des motions de protestation que je rejetai. C'était mon quart, c'est entendu, mais rien n'avait empêché les autres de se lever au point du jour pour scruter l'horizon en ma compagnie. La terre était basse et difficile à discerner, mais c'était bien elle. Nous eûmes un superbe lever de soleil avec nuages doublés cuivre, puis un grain violent suivi du plus bel arc-en-ciel double que j'aie jamais vu. Il enjambait le premier navire depuis l'Ashanti Palm, un pétrolier. Des oiseaux de mer tachetés de gris, à l'air féroce, des paille-en-queue gracieux faisaient vivre l'air. Nous étions sûrs de notre navigation, du moins j'étais sûre de celle des hommes, car ce petit bout de terre si facile à manquer vers lequel pointait notre beaupré, c'en était la preuve par neuf. Nous nous en félicitâmes l'un l'autre en brandissant des verres de whisky. (...)

    Le soir, dans note cockpit, je me laisse bercer tout doucement. Quel repos ! Il fait chaud, le ciel est pur et indigo, l'air est doux et l'eau transparente comme du verre à bouteilles. Je me sens toute étourdie, toute flottante, comme si ces vingt-trois jours de traversée avaient provoqué une légère ivresse, pas encore dissipée. Je regarde dans le journal de bord du capitaine. Il se termine par cette remarque : ce fut très facile !
Annie Van De Wiele, Pénélope était du voyage, Flammarion, 1954, pp. 89-100.
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16 avril 2008 3 16 /04 /avril /2008 21:20

"Où étais-tu donc ? On commençait à être inquiets, même les pêcheurs ne t'avaient plus vue !"

Je suis tentée de répondre à Max que j'étais au paradis.
Depuis plus d'un mois, je n'ai vu aucun être humain et j'avais presqu'oublié que j'en étais un, à force de vivre parmi les animaux des Galapagos.J'ai encore les yeux remplis de paysages fabuleux, le coeur plein de ces émotions qui n'ont pas de nom mais vont profond, profond au fond de l'âme et vous laisse gai ou triste.

Tant de baies, d'îles, de rochers déserts. Et plus on s'éloigne des lieux habités, plus les animaux sont familiers. A Plazza, une petite otarie avait élu domicile dans mon dinghy. Le ventre en l'air, la tête reposant sur le coussin gonflable du siège... Pour reprendre possession de mon youyou, j'ai dû le retourner pour en vider l'otarie qu'aucune parole, aucune secousse vigoureuse n'avait décidée à bouger. A peine mon dinghy remis à l'endroit que hop! ce drôle d'individu ressautait dedans. C'était devenu un jeu...
La nuit, par un beau clair de lune, je les ai vues jouer à la balle avec mon zodiac, le poussant de l'une à l'autreà l'aide de vigoureux coups de nez. Subitement lassées de ce jeu, elles sont venues se gratter le dos à la carêne de mon bateau. Ah ça, non ! Mon antifouling ! A la lueur de la lune, je voyais des nuages de ma précisuese peinture se mèler à l'eau. Que faire ? Impossible de les effrayer : mettre à l'eau ma torche étanche allumée, sauter à pieds joints dans le bateau pour faire un maximum de vacarme et finalement mettre le moteur en route. Rien ne leur fait peur !

Mais mon plus joli souvenir d'otarie, c'était à Santiago. Une côte de lave craquelée d'innombrables crevasses où l'eau s'engouffre lorsque la mer est forte, creusant de profonds tunnels.
Il faisait beau, l'eau était d'un vert lumineux, entourée de roches noires. J'avais envie d'une langouste et m'étais mise à nager, ce qui n'est pas dans mes haitudes car j'ai peur de plonger seule. Sans raison bien fondée, mais c'est comme ça, et ce brin d'anxiété me gâche le plaisir. Enfin, je voulais une langouste ! Et je plongeais en pensant... à une rencontre possible avec un requin. Etat d'esprit idéal pour qu ela terreur me pétrifie lorsqu'une forme noire, ombre vivante, rapide comme l'impossible, fonce sur moi. A la dernière seconde, d'un mouvement souple comme l'eau, la "chose" m'évite et je reconnais une grosse otarie qui me lance au passage un coup d'oeil malin. Elle m'a bien eue et on jurerait qu'elle se paie ma tête. Elle revient, recommence, mais cette fois, j'ai réussi à la toucher, elle bondit. Ah, Ah ! A chacun son tour, ma vieille ! Et c'est le début d'un jeu extraordinaire où je ne gagne que rarement et sans doute parce que l'otarie le veut bien. Je suis d'une telle lenteur dans l'eau comparée à son agilité ! Au bout d'un petit quart d'heure, je mets pied à terre, si fatiguée que je ne peux me tenir sur mes jambes. Une grosse tête sort de l'eau : mon otarie ! Elle me regarde, vient frapper de ses nageoires le rocher où jeme trouve plonge, revient et recommence... On dirait un chien qui veut jouer ! C'est tellement clair que je retourne à l'eau, l'otarie est là et nous reprenons ce drôle de jeu.

Pas de langouste pour mon dîner, mais l'un des plus beaux souvenirs de mes Galapagos.

La tente de Max s'emplit d'odeurs extraordinaires, de choses qui fristouilles, d'ail, de chou... Tout en m'écoutant, Yolande tourne dans ses casseroles. J'ai du mal à penser à ce que je dis, la perspective du dîner me coupe la parole. Tant pis, je leur raconterai une autre fois ou peut-être jamais les escalades de volcans, le Sombrero Chino dont les parois cassent sous les pas avec un bruit de vaisselle brisée, la raie manta plus large que l'Esquilo, les centaines de dauphins au ventre rose, les mouettes aux ailes ouvertes que le vent attrape et jette dans les airs...
Nicole Van De Kerchove, Sept fois le tour du soleil, M.D.V., 2001, pp 117-119.
Encore un petit extrait en hommage à cette navigatrice disparue récemment.
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30 mars 2008 7 30 /03 /mars /2008 00:32

    Barrington ! L'île grandit, gros rocher aride hérissé de ce que je prenais d'abord pour des arbres et qui se révèle être des cactus géants.
    Barrington... On longe la côte, et voici la petite baie à l'eau couleur de jade. Pas besoin de carte, l'Esquilo passe entre les rochers et avance sur l'eau calme de la baie des Phoques si bien décrite par Le Toumelin, cette baie dont j'ai tant rêvé.
    L'ancre passe par-dessus bord et touche tout de suite le sable, deux mètres plus bas. Je me force à tout faire comme d'habitude, affale la grand voile, ferle le foc, love les écoutes.
    Assise sur le roof, un sourire d'une oreille à l'autre, un sourire qui n'en finit pas, je dois avoir l'air bête !
    Je m'attendais à une île déserte et la trouve grouillante de vie : les otaries. Les deux plages en sont couvertes, on dirait une station balnéaire en été... La baie résonne de leurs aboiements.
Je me laisse dériver dans le dinghy vers une des plages avec l'imprenable impression qu'un bruit en trop, un geste maladroit détruirait l'harmonie, la féerie du moment.
    Tout ce petit monde des otaries dort dans des poses indescriptibles de bien-être. Ouvre un oeil à mon arrivée, puis se rendort avec de gros soupirs. Incroyable ! Elles se moquent complètement de ma présence... Assise au milieu d'elles, je reste des heures à les regarder. Une otarie couchée dans l'eau se laisse dériver. Ou plutôt non : la queue et un aileron à la verticale, hors de l'eau, c'est plutôt une otarie à voile ! Près de moi, un bébé tête sa mère, les quatre tétines l'une après l'autre mais en quinconce, comme on serrerait les boulons d'une roue.
    Les chefs de troupeau, énormes et l'air tourmenté, nagent d'une extrémité à l'autre de la plage. Ils ne sortent de l'eau que pour lancer une série d'aboiements teintés d'on ne sait quelle douleur de vivre, ou pour faire décamper l'un ou l'autre indésirable de la plage. Poursuites toujours très courtes, poursuivant et poursuivi s'affalant de tout leur poids sur la plage après quelques mètres, comme au comble de l'épuisement.
    Quant à l'heureuse petite colonie  couvrant la plage, ça se vautre au soleil, tousse, se chamaille un peu, se marche dessus, toujours à la recherche de la position la plus favorable au repos : sur le dos, essayant de maintenir au sommet d'un ventre tout rond et lisse deux nageoires qui en retombent sans cesse, se grattant du bout d'un ongle d'un air précieux, ou étendu pêle-mêle les uns sur les autres.
    J'ai passé un doigt le long de la colonne vertébrale de ma voisine la plus proche pour l'agiter tout entière de frissonnements, puis, comme elle s'étirait en ouvrant les nageoires, je l'ai chatouillée sous les bras, sans résultat...
    La nuit tombante me fait rejoindre mon bateau. Du rôle de spectateur, je passe à celui d'attraction, suivi par une dizaines d'otaries à lamine intéressée.

    Barrington, c'est un rêve que je vis éveillée, que j'aimerais pouvoir partager. J'écris à ma famille des lettres délirantes d'enthousiasme, passe mes journées entre les phoques de la plage et les randonnées dans un paysage d'un autre monde. Monceaux de pierres et de lave, étrangeté des cactus aux bras pointés vers le ciel comme de géants candélabres. Rencontre avec les iguanes, les oiseaux, mais tout va à l'envers : ce n'est pas moi qui vais vers eux, mais eux qui viennent me regarder avec curiosité !
    Je quitte Barrington subitement, voulant rester sur ma faim, ne pas m'en gaver. C'est mieux de partir quand on est au sommet de quelque chose de très beau, de mon entente avec l'île, de cet équilibre parfait que m'a apporté un rêve qui est devenu réalité, réalité qui est devenue plus belle que le rêve...
    Alors au revoir Barrington. Je reviendrai lorsque j'aurai besoin de beauté et de paix.
Nicole Van De Kerchove, Sept fois le tour du soleil, éditions MDV, 2001, p. 105-106.

C'est en regardant l'émission Thalassa que j'ai appris le décès de Nicole Van De Kerchove, une navigatrice bien connue, entre autres pour le livre dont je cite un extrait ci-dessus. Les récits de navigation sont également l'une de mes grandes passions et Sept fois le tour du soleil occupe une place particulière pour les qualités à la fois littéraires et humaines qui s'en dégagent. Il est pour moi parmi les meilleurs livres de mer avec ceux d'Annie Van De Wiele, Bernard Moitessier, Gérard Janichon et Patrick Van God. D'où ce petit extrait en forme d'hommage avant d'autres peut-être, même si ce n'est pas directement le thème de ce blog.
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  • : Un blog de Nature Writing
  • : Aimant la nature, la randonnée la philosophie et les récits de voyages, je vous livre ici des extraits, parfois commentés, de livres que j'ai aimés, en rapport, et si possible à l'intersection, de ces différents sujets.
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